Vendredi matin. Je commence les cours à 7h30 et j'ai cinq heures consécutives jusqu'à la pause du midi. C'est ma grosse matinée. En première heure, des élèves me font un exposé sur le paranormal. Ils me parlent de Maskilili, un petit monstre aux pieds inversés qui sortirait les jours de carnaval pour se nourrir de grains de café ou de piment. J'ai également le droit à la diablesse, la sirène ou le soucougnan (qui existe aussi en Guadeloupe), un humain transformé en oiseau noir après avoir passé un pacte avec le diable. J'en apprends beaucoup de cet exposé. Ce que je ne sais pas encore, c'est que la réalité va très vite coller à ce que je viens d'entendre.
Il doit être 9 heures lorsqu'un cri déchirant parvient de la cour de récré. Un hurlement. Une voix aiguë. Je tends l'oreille. Puis, je n'entends plus rien. Il me semble en entendre un deuxième, quelques minutes plus tard.
9h45, ma troisième heure de cours, avec mes secondes. J'entends à nouveau crier, mais beaucoup plus près de ma salle. A travers les rideaux, je vois des filles qui hurlent et courent. Réflexe de métropolitain, je pense à un attentat. "Ils seraient tout de même bien cons ces barbus à faire ça dans la fin fond de la Guyane !" Mais je me rappelle très vite d'une discussion que j'ai eue avec mon colocataire sur les « crises de baclou ». Ce sont des adolescentes qui se mettent à hurler. Des crises d'hystérie, ou des crises d'angoisse. Ici, ce sont des crises de baclou. Le baclou, c'est un sort qu'un sorcier aurait jeté sur l'une d'entre elles, en envoyant un baclou (une sorte de gnome). Cette croyance vient des profondeurs du Maroni, et semble remonter la rivière au fil des années.
Nouveau hurlement. Même scène. Quelques minutes plus tard, ça recommence. Une surveillante entre dans ma salle et me demande de garder les élèves pendant la récré. Ils sont, comme vous vous en doutez, fous de joie. La sonnerie retentit. Mes élèves me vannent et me demander si j'ai peur. J'ai envie de répondre "le baclou, je l'emmerde", mais ça serait assez peu professionnel ! J'essaie d'en savoir plus. Les pompiers semblent être en intervention, ainsi que le Smur. Je vois aussi des gendarmes. En y regardant de plus près, je vois que toute la cavalerie est arrivée : il y a au moins six véhicules de secours garés dans la cour. Mes élèves n'en peuvent plus, je les envoie vers les terrains de sport, lieu de rassemblement annoncé... Ce n'est qu'un début.
La chaleur et la peur aidant (une de mes élèves en avait les larmes aux yeux), les crises s'enchaînent. J'en vois plusieurs, parfois pour des raisons anecdotiques : une feuille tombe d'un arbre. Elle arrive sur l'épaule d'une fille stressée. Elle se met à hurler. Toutes les filles autour d'elle partent en courant et créent un mouvement de panique. J'ai laissé ma salle aux pompiers et aux infirmiers. 9 filles sont « piquées », une vingtaine doivent absorber des médicaments. Alors que la crise semble se confiner, un nouvel acteur arrive : les parents d'élèves ! Ils ont été prévenus par leur enfant que le baclou est dans le lycée. Or, c'est contagieux ! Ils demandent donc de pouvoir repartir tout de suite avec leur enfant... La pagaille ! Une mère d'élève en arrive à hurler sur le proviseur adjoint, alors que celui-ci explique que l'on contrôle la situation... « vous ne pouvez pas le contrôler, vous ne pouvez pas comprendre ! ». Oui, la croyance est profondément ancrée chez certains. Une gamine de huit ans entrée on ne sait comment est là, et elle nous raconte ce qu'est le baclou, sans prononcer son nom (effet Voldemort !).
1 heure et 45 minutes plus tard, les élèves sont renvoyés chez eux. Le lycée est fermé l'après-midi.
Cette histoire peut paraître folle vue de métropole (ça l'est sans doute un peu!), mais ce n'est pas la première fois. Des collèges sur le fleuve ont connu ces crises les années précédentes, à de nombreuses reprises. Il y a même eu le cas d'un établissement ayant reçu la visite d'un porc-épic en 2015. Le mauvais œil là-bas ! Le collège a été fermé... une semaine !
[si vous voulez plus d'infos, je vous conseille cette petite vidéo [ici] sur les événements de l'année dernière dans une ville sur le fleuve ! L'article de presse sur le porc-épic ici, sur mon lycée ici]
Bref, la Guyane me réserve quelques surprises ! En dehors de ça, ce sont surtout quelques baignades (la découverte de la piscine de Mana, ci-dessous, fut bien sympa!), un concert, des Laotiens à Javouhay, un football, du vélo, et beaucoup de boulot !
Heureusement, ce week-end, plusieurs activités : soirée poker, jeux de société, un nain saoul qui tire les cartes (jusqu'ici tout va bien!) et une sortie bateau ! J'avoue que j'ai, comme souvent, de la chance. Mon collègue, celui avec lequel je m'entends le mieux, a un bateau (qui a dit que je m'entends bien avec lui uniquement PARCE QU'il a un bateau?! ^^). Or, ce bateau est... chez nous ! Dans notre espèce de garage, appelé carbet (en vérité c'est un abri en bois sans mur, typique des amérindiens). Le collègue passe chez moi et me demande si ça me botte. Ni une, ni deux, vamos ! Et me voici naviguant sur le Maroni et vers la crique Balaté. 3 heures de balade, l'île aux lépreux (oui, oui, mais ils ne sont plus là, rassurez-vous!) et un bon bol d'air frais, avec le Surinam en point de vue. Elle est belle la vie. Sans baclou