Ô dilemme.
Cela fait maintenant trois ans que cette question me touche avec une certaine force. Les deux années précédentes, j'habitais en Guyane, et je ne me voyais pas trop revenir autrement (quoi que la traversée d'un océan en bateau me fascine). D'ailleurs, l'avion, pour moi, était quelque chose de fascinant. Gamin, tu regardes les avions dans le ciel. A l'adolescence, j'ai pris une option aéronautique qui était une chose bien obscure au collège de l'esplanade. Un cockpit, un avion de chasse, le Concorde, les avions cargos, l'A380, tout cela m'impressionnait.
A cette époque, pour moi, le voyage en avion était pour les riches. Ce n'est pas avec mes parents qu'on allait faire ça, mes grands-parents n'avaient jamais mis les pieds dans ce type de transport, et, dans toute ma famille, seul un oncle avait pris l'avion (et c'était payé par l'armée pour aller... en Centrafrique... tu parles de vacances!). Alors, quand à 20 ans, j'ai pris l'avion pour la première fois avec ma sœur, direction l’Égypte (pour voir les petits trucs pointus, vous savez, non, pas celle de Serques, les autres, un peu plus anciennes, oui, c'est ça, les pyramides !), j'ai eu l'impression d'entrer dans la classe aisée. Je restais bien sûr très « économique », mais le simple fait de mettre un pied dans cet avion de Lotus Airlines, compagnie charter égyptienne disparue en 2011, était le signe d'une ascension sociale : j'avais travaillé mes week-ends pour me payer ce grand voyage (à 650€ tout compris), et l'avion était une récompense méritée. Quand je suis arrivé à l'aéroport, je regardais tout, comme un gamin. Je trouvais ça super de faire la queue pour enregistrer mes bagages. Et le premier décollage, bon sang ! Newton pouvait ranger sa pomme, on partait dans le ciel ! Il y avait de l'excitation, un peu de peur, et beaucoup d'impatience. La France vu du ciel, les nuages, si beaux quand on les domine.
Puis est venu Ryanair. Et ses prix, défiant toute concurrence. Quand je disais à ma famille que je partais en Suède/en Italie/en Finlande pour 15€ aller-retour, tous se méfiaient ! « Ryanair, ce n'est pas très solide » ; « avec un prix comme ça, t'es sûr qu'ils mettent de l'essence ? » etc. Et moi, qui avais l'impression d'avoir trouvé la lampe magique. Ryanair, ce fut ma découverte de l'Europe. Ce fut la possibilité de continuer une relation entamée pendant mon année Erasmus. Ce fut un tour d'Espagne rendu possible par la ligne Lille-Girona (qui s'arrêta la semaine suivante!). Ryanair, ce sont tellement de souvenirs de nuit d'aéroports entre deux escales chelous ; de lieux où tu n'imaginais pas aller (Brême ou Tampere) ; Ryanair, c'était le temps du « tout est possible avec trois kopecks en poche ».
L'Europe était devenue petite à mes yeux. Je regardais mon planisphère, envieux. New York m'appelait. Pas mon plus grand souvenir de voyage [hum, hum], mais un grand d'escale, en Islande, dans cet hiver 2010-2011. Du ciel, tout était si fou, si beau. Et quand j'ai dit à mes parents, « je pars faire un tour du monde », mon père a réagi tout de suite : « remets un peu les pieds sur terre, un tour du monde c'est pas pour nous ». Mais c'était trop tard, je volais, je volais à 10 000 pieds, le monde était petit, et j'étais devenu riche, riche de mes voyages, riche de mes découvertes, connaissant les bons plans pour voyager pas cher. Un avion direction Moscou, et me voici en tour du monde. 24 ans, et pas de limite.
Sauf que la planète, elle, a des limites. Ça, je l'ai compris au fur et à mesure de mes voyages. Je pense d'ailleurs que ce sont eux qui m'ont rendu écolo. Quand tu vois la pollution de Pékin, les déchets de Madras, les industries lourdes russes côtoyant des lacs très sombres... tu ne peux rester insensible. Respirer l'air pur, ne pas vivre aux milieux des excréments, et boire de l'eau potable, cela redevient ta base. J'ai lu, j'ai discuté, j'ai compris. Le réchauffement climatique, c'est nous. Le réchauffement climatique, c'est moi. J'ai vu les chiffres d'un voyage en avion. Mon Paris-New York c'était plus de 2 tonnes de CO². Or, 2 tonnes, c'est ce que nous devons émettre chacun, par an, pour réussir à limiter les effets du réchauffement.
Et, ainsi, aujourd'hui, je me retrouve avec mon dilemme. Car, si ce n'était que moi, je limiterais mes déplacements en avion à un par an, maximum. Je me recentrerais sur la France, la Belgique, les Pays-Bas, l'Angleterre. Je ferais davantage de tourisme régional. Ça fait moins rêver ? Peut-être. Mais ça m'irait... Forcément, « toi, tu as déjà voyagé dans 70 pays ! ». Oui, et c'est là mon problème : je ne me vois pas dire qu'il ne faut pas prendre l'avion pour voyager à l'autre bout du monde quand je l'ai déjà fait énormément. C'est un peu le type qui s'est goinfré 5 parts de gâteau et qui dit à l'invité qui vient d'arriver « non, ne prends pas de gâteau, il faut le préserver pour les générations futures ». Je suis très mal placé pour parler, et c'est pour cela que je ne donne de leçon à personne sur cette thématique.
Surtout que les voyages font la jeunesse. Réellement. J'ai sans aucun doute appris autant au cours de mes périples à l'étranger que dans les amphithéâtres de l'université. Alors, certes, je n'ai pas beaucoup fait de voyages « touristes », en mode all-inclusive, je ne sors pas de l'hôtel. Je dormais souvent gratuitement chez l'habitant via ce merveilleux site qu'était Couchsurfing, je me suis retrouvé dans un mariage vietnamien, un village zambien même pas recensé par Google et à dormir dans un squat espagnol très chelou. J'ai discuté démocratie et contournement de la censure avec des Chinoises, mariage arrangé et religion avec un Indien, homosexualité avec un Brésilien, et rapport blanc-noir avec des Kényans. Ces voyages, sans l'avion, eussent été compliqués à mettre en place. Je sais ce que je dois à l'industrie aéronautique.
Alors, quand ma copine qui a peu voyagé souhaite partir à l'autre bout du monde, je ne me vois pas refuser. « Tu ne connais pas l'Asie, tu souhaites découvrir la Thaïlande ? Bon sang, comme je te comprends. Quel pays fascinant ! Quelle culture millénaire ! Cette nourriture, cette nature, les animaux, les temples, cette mer... Oh, politiquement c'est aussi un sacré bordel ! » Alors on ira. Alors on y va. Après-demain, je décollerai à nouveau. Et, à côté de ça, je devrais être quasiment irréprochable. Je pèserai ma poubelle chaque semaine pour essayer de réduire mes déchets. J'achèterai bio. Je ne prendrai presque plus ma voiture pour travailler. Je limiterai au maximum mon impact numérique, électrique, gazier. Et j'essaierai de sauver le voyage. Car rencontrer quelqu'un à l'autre bout du monde, et parler avec lui d'humain à humain, est sans aucun doute l'une des plus belles choses que j'ai faite, et je souhaite à chacun de pouvoir le faire un jour.
Enfin, est-ce que je reste « écolo » quand je rentrerai dans cet avion ? Hum, c’est toujours selon la définition d’ « écolo ». Car certains se plaisent justement à nous voir comme des gens voulant retourner à l’âge préhistorique, avec nos lampes à huile, mangeant des racines, et souhaitant tout interdire. Il me semble que, pour beaucoup, notre position est plus mesurée. Combattre l’omniprésence des bagnoles dans les centres-villes, clairement. Revoir un modèle fondé sur le « produire plus à tout prix », bien sûr. Décroissance n’est clairement pas un mot qui nous fait peur. Et, concernant l’avion… favoriser le train. En espérant que la SNCF cale un jour ses prix sur ceux de Ryanair. Alors, oui, je me définirai toujours comme un écolo. Sans doute avec une belle contradiction comme l’humain est capable d’en faire. Mais en l’ayant en tête.