Je ne sais pas si tu liras ce texte un jour. C'est d'ailleurs ce qui fait le charme de cet exercice. Je t'avoue, je suis un peu ému, les larmes me montent (et ça me le fait régulièrement ces temps-ci). Suis-je devenu émotif ? Ta mère me dit pourtant que je n'ai pas d'émotion. J'essaie de les cacher au maximum, c'est un fait. Passer par l'écrit, c'est là ma seule possibilité pour dire ce que je ressens. Pour te le dire.
23 juin 2023. Ma vie a été transformée. Les métaphores sont nombreuses, du tremblement de terre à l'ouragan. Pourtant, tu n'es pas une catastrophe naturelle ! Au contraire, tu es ce que la nature fait de mieux. Ce jour-là, je n'y croyais pas. Je pensais que tu arriverais après, que tu attendrais encore une semaine ou deux. Ta mère était pressée, toi aussi apparemment.
Ton premier cri paru irréel. On ne réalise pas à ce moment-là. Quelques instants plus tard, je t'ai vu, violet, littéralement. La couleur m'a impressionné. Tu m'as impressionné. Ta mère te racontera sans doute mille fois que je faillis défaillir quelques minutes plus tard, alors que les infirmières prenaient soin de toi. L'émotion, sans aucun doute. Le choc, aussi. On a beau te prévenir, je crois qu'on ne sait jamais vraiment ce qui nous attend, là-bas, dans la salle d'accouchement, jusqu'à ce qu'on le vive.
Le peau à peau. J'ai dû avoir trente minutes avec toi, au moins, ce soir-là. Nous étions seuls, enfin. C'était notre première rencontre, intime. Je t'ai beaucoup parlé, je t'ai confié beaucoup de moi, beaucoup de ce que je n'oserai peut-être pas te dire, dans quelques années. Je t'ai dit ma chance, je t'ai dit ta chance aussi, d'être ici. J'ai évoqué mon passé, j'ai évoqué ton futur, je t'ai parlé de ta mère, et même de la planète. Te voici dans le grand bain. Nous étions deux, c'était merveilleux.
Les mois suivants, on me promettait l'enfer. J'ai découvert ton paradis. Ta mère est extraordinaire. Elle savait tout faire. Je n'ai fait que l'assister, du mieux que je pouvais. J'ai pris mon rôle à cœur, préposé aux couches, assistant au réveil, porteur, en charge de l'habillement. A chacune de mes tâches, je te regardais avec attention, je te souriais. Et, un jour, très vite, tu m'as souri. Ce premier sourire, le premier qui m'était adressé, je le revois au moment d'écrire ces quelques lignes. Et j'ai la même émotion. Foutue poussière dans l’œil. Nous étions à un de ces nombreux rendez-vous de suivis pédiatriques qu'un prématuré a dans son programme, nous étions à deux, près de la fenêtre, je te parlais, et tu m'as souri. Celui-là n'était pas pour les anges, je l'ai vu, je l'ai ressenti, nous nous sommes compris. C'était magique. Mon cœur, oui, mon cœur, je le ressentais, il battait si fort, j'en avais presque mal. Ouah, c'est donc ça, l'amour.
Car oui, je t'aime. Je n'ai pas peur de l'écrire ou de le dire, je l'assume pleinement. C'est venu si vite, c'est devenu si fort, en si peu de temps, pour un si petit être.
On t'a fait vadrouiller très vite. A deux mois, tu avais déjà franchi les Alpes et découvert les lacs italiens. A cinq mois, tu étais en voyage sac à dos en Amérique du Sud. Je sais bien que tes souvenirs seront très limités, mais j'espère que les photos te permettront d'apprécier ta première empreinte carbone.
Avec tes frères et sœur, le courant est tout de suite passé. Tu les as bien fait marrer, surtout quand tu rotes et pètes. Oui, que veux-tu, ce sont des poètes. Mais ils sont attentionnés, ils veulent te porter, ils veulent jouer, et te font grandir, encore plus vite.
Ça y est, tu gambades à quatre pattes. J'aimais pourtant travailler à tes côtés, sur ton bon doomoo. Les habits 6 mois sont déjà du passé, le 9 mois a à peine été porté. Tu gazouilles. Tu cries. Tu bouges. Tu souris. Tu respires le bonheur, encore plus avec un petit pot ou dans le bain. 9 mois sans colère, 9 mois sans pleurs, ou presque. Le bébé parfait. Nous étions les grands gagnants de la loterie.
Aujourd'hui tu râles un peu plus. « C'est normal, il doit faire son caractère » dit ton arrière-grand-mère. Mais tu gardes ce charme fou. Ce charme évident, que voit sans doute toujours un papa sur le visage de son fils. D'ailleurs, je peux te le dire, c'est toi, oui, c'est toi qui m'a transformé. Je pense que jusqu'au 23 juin 2023, j'étais encore un enfant, disons un grand adolescent. Et, le lendemain, je suis officiellement devenu un adulte. Tu m'as fait grandir. Tu m'as fait vieillir, aussi. Et, surtout, tu m'as rendu le plus heureux des hommes. Chaque jour qui passe à tes côtés est une chance, je m'en rends compte. Et je te remercie pour ça. Et je remercie ta mère, femme extraordinaire, pour m'avoir apporté ce cadeau de la vie. C'est elle qui, après tant d'années, m'a rappelé que l'amour existait. Qu'il suffisait d'être patient. C'est difficile de faire la bonne rencontre, au bon moment. Et, parfois, les astres s'alignent.
Alors, aujourd'hui, quand je t'écris, mon petit Jacques, je pense aussi à celles et ceux qui n'ont pas cette chance, et à celles et ceux qui n'ont pas rencontré LA bonne, à celles et ceux qui souhaitent un enfant mais à qui la vie ne l'a pas permis. Je pense aussi à Gaza, à l'Ukraine, et à tous les malheureux de cette Terre. Je sais que nous avons de la chance, je le répète d'ailleurs constamment à ta mère. Que nos problèmes sont finalement minimes, et notre joie immense.
Merci mon fils d'être là. Et on se retrouve demain, de toute façon... il y a biberon.