Il y a pour moi des transports synonymes de voyage. L'avion, bien sûr, quoique j'aie plus encore un faible pour les aéroports. Et il y a le mini-bus, prévu pour 8 personnes, où tu te retrouves parfois à 10, 12, 14 ou 16 selon les continents (les Africains ayant l'art de faire entrer hommes et animaux dans un exercice réfutant toutes les théories du contenant et de l'espace nécessaire à la survie). Aujourd'hui, nous sommes 4 : c'est là où je comprends que la Guyane est française. Direction Cayenne, pour prendre un avion et quitter ce territoire, pour la première fois en 4 mois.
Bilan de mi-mandat : « c'est vert... Une grenouille peut-être ? »
Si je devais résumer ma Guyane en un mot ce serait cette couleur, omniprésente. Les arbres, la végétation luxuriante, la nature... on ne peut y échapper. C'est en sortant de chez moi, en allant au travail, dès que je fais 100 mètres en dehors de Saint-Laurent. J'imaginais une Guyane nature, et je ne me suis pas trompé. Là où les faits m'ont donné tort, c'est le côté moustique/animaux bizarres/pluie. Oui, il pleut, parfois. Mais beaucoup moins souvent que dans ch'Nord. Et de la pluie à 27°C, ce n'est pas de la pluie à 7°C. Je n'ai pas quitté mes nombreux [sic!] T-Shirts depuis mon arrivée, et je confirme : ça joue beaucoup sur mon moral ! Je sors du travail, je me pose sur la terrasse, ou au bord du fleuve. Je prends l'air, je vis dehors. C'est la première fois, et je suis conquis (je comprends mieux ma sœur et son déménagement provisoire devenu définitif à Marseille).
Côté animaux bizarres, il y a bien des cafards, des gros lézards et des papillons, des escargots très gros et quelques singes en forêt, mais on est loin des serpents à tous les coins de rue ! De même s'il y a des moustiques, c'est plutôt en soirée, et ça reste supportable (plus que la Finlande l'été).
Ma Guyane, c'est aussi ma colocation. C'est la huitième fois que je me retrouve en coloc, et j'apprécie toujours autant. Nous sommes 5, dont deux sont arrivés après moi (oui, ça tourne pas mal!) et l'ambiance me paraît être de mieux en mieux (tout comme notre logement). Le fait que mon coloc Tim soit assis à côté de moi dans ce bus et que nous partions ensemble en vacances suffit à illustrer mon propos.
« Monsieur, j'ai un bonbon pour vous avec votre nom dessus »
L'autre partie de ma vie est le travail : c'est tout de même ce qui m'a amené ici ! Là, quelques lignes ne suffiront pas à tout dire. Disons que ce fut une agréable surprise, avec des élèves respectueux et plutôt travailleurs et intéressés dans l'ensemble. Ca me confirme ma vocation et ma croyance dans ce métier (j'écrirai prochainement en longueur sur ce sujet).
Enfin, il y a Saint-Laurent du Maroni, ma ville. Au-delà de son histoire bagnarde et de son aspect physique, que je compte vous présenter un jour (j'essaie encore de l'apprivoiser), il y a les rapports humains, notamment les miens, que je pense caractéristiques de notre situation : prof, originaire de métropole. D'abord, je rappelle que la Guyane était, comme les autres DOM, une colonie française jusqu'en 1946. Nous sommes donc, qu'on le veuille ou non, au sein d'une société post-coloniale, avec des personnes, quoique peu nombreuses, ayant connu la Guyane coloniale. Cette histoire est essentielle, puisqu'elle a forgé des groupes de population distincts : les Amérindiens, présents sur place depuis des millénaires, ce sont les colonisés. Il y a ensuite les Noirs-Marrons, Bushinengués, eux, c'est plus compliqué : c'était des esclaves exportés d'Afrique et amenés en Guyane anglaise et surtout néerlandaise. Certains se sont échappés (le marronnage) et se sont rapprochés du Maroni, vivant parfois des deux côtés du fleuve. La guerre civile au Surinam a rompu cet équilibre déjà précaire, et les Bushis se sont réfugiés en nombre à Saint-Laurent du Maroni au cours de la décennie 1980. Les logements temporaires laissent peu à peu place à des logements décents, et j'ai dans mes classes des enfants nés en France de parents anciennement réfugiés (la fameuse seconde génération). C'est un résumé grossier pour les Bushis, mais j'assume.
En plus des Amérindiens et des Bushis, vous avez les Créoles : ils sont moins nombreux que dans le reste de la Guyane mais ils tiennent les rênes politiques et économiques. Ce sont aussi des descendants d'esclaves, envoyés en Guyane française, mais beaucoup plus métissés (avec les blancs) : ils parlent sans surprise le créole guyanais, quand les Bushis ont une autre langue maternelle, un créole surinamien (le Sranan Tongo, surnommé vulgairement le taki-taki, une sorte de mélange de néerlandais-anglais-portugais-origine africaine-apports extérieurs).
Reste encore une minorité chinoise, détenant une partie du commerce (on va « chez le Chinois » pour aller dans des magasins), les Hmongs, originaire du Laos (présents à plusieurs dizaines de kilomètres de Saint-Laurent mais venant deux fois par semaine vendre leurs légumes au marché), les Brésiliens, et les Haïtiens (migrants, souvent dans des situations illégales). Enfin, il y a moi, et les autres comme moi : les métropolitains (profs, infirmiers, gendarmes...) appartenant au pays colonisateur.
Et ce que je craignais arrive : je traîne essentiellement avec des métros. Ce n'est pas uniquement un choix personnel : la société est terriblement divisée. Les Amérindiens sont entre-eux, les Hmongs, les Chinois ou les Haïtiens aussi. Cette division est très marquée spatialement. Il y a le quartier haïtien, derrière chez moi, les villages amérindiens et la Charbo est bushi. Les mélanges sont limités entre les communautés, et un Bushi aperçu de nuit dans un village amérindien pourra être suspect. Il en ressort pour moi un malaise, surtout vis-à-vis des Bushis, majoritaires, et pourtant moins bien intégrés économiquement que les Asiatiques et les Créoles. Le chômage est très élevé ici, et les tensions sont nombreuses (sauf à vouloir mettre des oeillères). Moi, le métropolitain, payé 30 à 40% de plus qu'en métropole, je deviens parfois un porte-monnaie sur pattes. Les histoires de vol et de cambriolage sont nombreuses, et ça empêche un bien être global de véritablement s'installer. Les Amérindiens restent quant à eux en retrait dans la vie de Saint-Laurent, quand les Haïtiens me semblent encore les plus précaires.
En même temps, j'ai l'impression que ce sont plutôt les métropolitains qui essaient le plus de se mélanger : avec les Amérindiens aux jeux Kali'na, avec les Bushis aux soirées de la Charbo, etc. Ca a l'air parfois plus compliqué entre les autres communautés.
Cette vision d'ensemble me laisse penser que la Guyane peut être un volcan en sommeil, avec quelques symptômes d'activité : aux dernières élections, les deux extrêmes ont fait 1er et 2ème, loin devant Macron ; les Créoles, surtout, ont bloqué la région deux mois au printemps 2017 ; les Asiatiques ont déjà manifesté contre l'insécurité...
Attention, Saint-Laurent du Maroni n'est pas toute la Guyane, surtout pour les Bushis (en majorité ici, ce n'est pas toujours le cas ailleurs). Ajouter à tout cela l'orpaillage, et la drogue (avec le phénomène très important des mules) : vous avez un sacré cocktail.
Là, vous vous dites de plus en plus : c'est Bagdad ! Non, il ne faut pas non plus voir tout en noir (et blanc). Déjà, ce n'est pas vraiment la couleur de peau qui fait la différence : les noirs de métropole et même les Amérindiens ayant suivi un cursus en métropole restent essentiellement avec des métropolitains. C'est, selon moi, des barrières économiques et culturelles plutôt qu'ethniques. De plus, lorsque je joue au football le jeudi, je passe la balle à un Brésilien qui centre à un Bushi qui marque. Et tout cela sans remarquer notre origine : on est juste des joueurs de foot.
Il y a de nombreux côtés positifs : la nourriture, de mon poulet haïtien favori (le meilleur de Saint-Laurent que je répète depuis 3 mois!) à la soupe Hmong du mercredi. Il y a la musique, du bœuf du dimanche soir à la Goélette aux rythmes endiablés de la Charbo, en passant par les sons des églises. Et il y a les sourires, présents un peu partout, en centre-ville quand je dépasse quelqu'un à vélo ou les gamins de mon allée. Les mélanges existent chez les gamins de mon lycée, et ça me donne de l'optimisme pour les années à venir.
Le bilan de tout ça, c'est quoi ? J'aime ma vie ici (un type m'a dit un jour que je l'encense), et je n'ai pas regretté un seul jour ma décision de venir. Je ferai cette année scolaire avec, j'espère, toujours grand plaisir. Et en juin ? Et en septembre ? Hum, je vous vois venir avec vos questions ! On verra, rien n'est encore décidé, et mon sac à dos me démange.