Je pense que tu dois m'en vouloir, petite fille, de ne pas t'avoir donné la pièce que tu réclamais tant. Mais je pense que tu t'en veux moins que moi, vilain égoïste, resté fermé à ta demande. Je ne t'ai même pas regardée, je n'ai pas osé baisser les yeux sur toi, sans doute de peur de les baisser encore plus bas, de honte. Tu devais être haute comme trois pommes, un visage bruni par la saleté. Tu devais faire la même démarche depuis plusieurs heures dans les rues de Nairobi. Et quand je repense à toi, dans mon lit ce soir, je ne peux m'empêcher d'avoir une larme qui coule sur ma joue.
Tu sais, petite fille, j'ai longtemps donné à ceux que l'on appelle les mendiants. Et puis j'ai cédé à tous ceux qui m'ont expliqué que cela ne changeait rien. Qu'il valait mieux donner à une association qui aide les personnes sur le long terme, qui sort les mendiants de leur situation. Mais ça ne m'empêche pas d'avoir mauvaise conscience à chaque fois que je te croise dans la rue.
Lorsque je marche la tête haute, ne pense pas que je ne te vois pas. Lorsque je reste silencieux, ne pense pas que c'est parce que je ne t'entends pas. Au contraire, chacun de tes mots résonne si fort que je lutte désespérément pour essayer de continuer l'air de rien ma conversation qui me paraît d'un coup si futile. Et toi, la maman sur le trottoir, qui fait cliquailler à ma vue les deux piécettes qui se battent en duel dans ton bol, ne pense pas que je ne t'ai pas vue, même si mon regard ne se porte pas sur toi. Au contraire, tu vas rester hanter mon esprit pendant quelques mètres, en me demandant pourquoi tu es là. Et puis tu vas partir.
Les miséreux. Les mendiants. Les nécessiteux. Les quémandeurs. Les crève-la-faim. Les clochards. Autant de synonymes alors que je peine à en trouver un au bonheur. A croire que vous êtes plus nombreux que celui-là. Que c'est plus facile de vous trouver, aux quatre coins du monde, des rues de Nairobi à celles de Bangkok, de la gare de Lille au métro de New York. Et il paraît que notre société est prospère. Et il paraît que l'on pourrait nourrir l'ensemble de la population. Et il paraît que l'on vend 1 milliard de téléphones par an. Et il paraît qu'1 milliard d'individus souffrent de la faim dans le monde. Et il paraît que ça me dégoûte. Mais je continue de marcher tête haute dans la rue en te voyant. Parce que je me dis que l'on ne peut rien y faire. Et parce que l'on s'est habitué à la misère, même moi.
Enfin, pas tout à fait.