Le vrombissement du moteur se fait entendre. La locomotive traîne trois wagons, ce qui donne au train un air miniature comparé aux longs vers chinois. La foule s’amasse au-devant des portes, prête à sauter dès que l’occasion se présentera, dès que le dernier passager sortira. Nous étions en première position, nous voici relégués au milieu du peloton. Deux femmes françaises s’incrustent, l’air de rien, tout en s’en vantant dans leur langue maternelle. « Heureusement que les places sont numérotées » je pense alors, sans trop comprendre pourquoi une grande partie de la population est prise d’un stress avant d’entrer dans un moyen de locomotion.
Le départ s’est fait dans la précipitation. Ma partenaire peste contre sa santé, et les deux hôpitaux visités n’y ont rien changé. Bangkok est reconnu pour ses soins médicaux, nous nous y rendons au pas de charge. Deux heures pour empaqueter, dire au revoir à notre couchsurfer, manger, et nous rendre à la station. Chanceux que nous sommes, il reste trois tickets. Dommage pour le couple qui nous succède.
C’est la première fois que nous prenons le train depuis le Viêt-Nam. Nous n’imaginions pas que ce moyen de locomotion allait tant nous manquer, surtout après le temps passé en son sein entre Moscou et les campagnes chinoises. Mais le train a ses avantages que le bus n’a pas. Les toilettes. La possibilité de lire sans se faire trop trimballer. La possibilité d’écrire. Et la possibilité de dormir.
En vérité, les toilettes sont un lieu public que l’on ne souhaite pas vraiment visiter. Quand le besoin est urgent on y va, mais à reculons. Une toilette pour cent personnes, ça laisse des traces (au sens propre du terme). Je ne me plains pas, au contraire, je remercie à chaque toilette publique la chance que j’ai d’être un garçon, d’être toujours debout. Je plains les filles, n’imaginant pas comment on peut s’asseoir dans un endroit pareil. On me répond parfois que l’on peut simplement s’accroupir, mais on est cependant en danger hygiénique à chaque mouvement brusque de la locomotive.
Dormir dans un train ce n’est pas l’idéal non plus, surtout quand les lits-banquettes n’existent pas. Un siège de train devient alors plus petit que d’ordinaire. La tête de ma partenaire est posée depuis une bonne heure maintenant sur mon épaule droite. Je la regarde, un visage paisible. Elle doit dormir, c’est bon pour sa santé. La mienne, mon dos, se plier en deux, en trois ou en quatre pour ne pas changer la position de mon épaule ce n’est pas un problème. Je craque 30 minutes plus tard, et reste ébahi devant le visage de cette demoiselle qui n’a pas bougé d’un seul centimètre, telle une statue grecque.
Le train, c’est surtout l’occasion de réfléchir en voyant défiler le paysage. La Thaïlande de nuit, c’est triste : bien trop sombre pour y déceler quoi que ce soit. Il y a bien quelques arrêts, souvent en pleine nature, sans trop comprendre pourquoi. Je regarde le paysage qui défile en sens inverse. Et puis on repart. Pas un seul mot d’explication. L’impression que le conducteur a fait tomber quelque chose et qu’il ne se gêne pas pour faire demi-tour, enfin façon de parler puisque c’est la marche arrière qui est enclenchée.
Heureusement il y a le livre. Une petite bible du voyageur qui me tient en éveil. Lorsque l’hôtesse a éteint le jour, il me reste la torche des mineurs, bien plaquée sur mon front. J’ai vite l’impression que je suis le seul qui reste éveillé, le seul qui ne veuille pas dormir, le seul qui ait encore envie de faire quelque chose de cette journée. Je dévore mon ouvrage, voyage dans des contrées connues, ou pas encore. Un jour, sans doute.
Le froid me prend petit à petit. La climatisation est enclenchée, sans trop comprendre pourquoi. L’ensemble des passagers arbore donc une petite couverture blanche, offerte généreusement par la compagnie. Ma partenaire en a deux. Depuis maintenant plusieurs mois on se questionne sur cette envie qu’on les Asiatiques d’avoir froid dans les transports en commun. Je te les enverrais fissa en Laponie deux mois et ils comprendraient vite pourquoi les Européens pestent à chaque air conditionné actionné.
Le petit matin arrive, sans prévenir. Les yeux s’ouvrent et un soleil frais pointe à l’horizon. Je peux enfin me délecter des rizières infinies, des petits cours d’eau, de la végétation. Ici l’eau est un élément central. Pour le riz. Pour la vie. Et parfois le contraire. Le pays a subi cet hiver ses pires inondations depuis près d’un siècle. Le gouvernement s’est même résolu sur le tard à noyer la capitale.
Capitale qui pointe déjà le bout de son nez. Bangkok, la putain. Des gratte-ciels font leur apparition. 7,7 millions d’habitants et des bouchons légendaires. Le reste du pays semblait si paisible que je le regrette déjà, avant même de poser le pied sur le quai. Bangkok, dont j’attends tellement. Bangkok, sa vie nocturne, déjantée. Et surtout, je l’espère, ses bonnes nouvelles médicales.