Déjà 14 mois. C'est ce que doit se dire mon grand-père alors qu'il arrive à Marseille. Entre l'Allemagne et Châlons sur Marne, c'est déjà 14 mois qu'il n'a pas faits en Algérie. Et officiellement le service dure 18 mois....
Le 8 janvier 1958, la carte postale est écrite à Marseille « je suis bien arrivé à Marseille, le voyage en train s'est bien passé, cette nuit je couche ici, au DIM, pour le logement et la nourriture c'est plutôt dégueulasse mais comme j'embarque demain à 8h ça sera vite passé. La mer est plutôt mauvaise car le vent souffle en rafale, espérons que le mal de mer m'épargnera ». Une photo est prise le lendemain, c'est le bateau sur lequel papy embarque pour sa traversée de la Méditerranée, direction l'Algérie...
Drôle d'histoire tout de même que celle de ma famille, puisque le père de Papy était allé en Algérie pendant la première guerre mondiale, pour former des soldats algériens pour se battre pour la France. Et voilà que son fils y va, mais cette fois c'est la France qui se bat contre les soldats algériens...
Le 11 janvier, c'est d'Oudja qu'il écrit sa première lettre africaine : « ma longue traversée de l'Algérie vient de se terminer, elle s'est très bien passée, et vraiment vous savez chers parents c'est un magnifique voyage car d'Oran je suis passé à Sidi-bel-Abbès pays de la légion et puis Tlemcen et ses environs, région montagneuse pour enfin passer la frontière et arriver à Oujda. J'ai fait la connaissance des arabes et de leurs bourricots légendaires, des fameux gourbis, des mechtas, et aussi des médinas, ici il fait très bon on se croirait au printemps en France, tout est vert, les orangers et les citronniers sont chargés de leurs fruits, des arabes sur les quais nous les vendent 100 francs pour 20 ! et des grosses ! […] Je ne m'étonne plus que les soldats d'Algérie nous prenaient pour des tout petits, les planques d'armes de France et même des bons à rien car je les ai vus en passant dans leurs postes isolés de tout en pleine nature sauvage, gardant la voie ferrée ou un pont ou encore une route ou un tunnel, ils sont admirables et vraiment ce soir je me demande à quoi j'ai servi moi ? […] j'arriverai à Casa lundi matin, ça va me faire presque huit jours de voyage c'est pas dégueulasse et sans débourser un seul rond, je crois que plus jamais je n'aurai l'occasion d'en refaire un pareil, depuis deux jours je suis soldat d'Afrique et j'en suis fier"
Le 13 janvier, « ici à Casa il fait vraiment un temps magnifique, un ciel tout bleu, et le soleil qui chauffe comme au mois de juin en France, tout est vert, et bien des plantes sont en fleur, et avec ça le vent semble parfumé des orangers qu'il traverse, ce soir de ma fenêtre je vois Casa tout illuminé, beaucoup d'immeubles ont plus de 10 étages, […] et tout est blanc. […] Grand-père tu me demandes des nouvelles de ma traversée, tout ce que je peux dire c'est que je suis prêt à recommencer ! Ça ne m'a rien fait du tout […] Ma traversée a duré 26h et se trouver en pleine mer pour la première fois est plutôt impressionnant, mais la vie sur un bateau est vraiment belle à voir, rien ne manque, une vraie ville flottante, et comme les matelots étaient presque tous des Marseillais je me suis bien fendu la pomme […] plusieurs mouettes ont fait la traversée avec nous, ainsi que des dauphins aussi gros qu'un cochon gras ! […] Hier j'ai fait toute la traversée du Maroc, d'Oudja à Casa, plus de 800 km parmi les orangers et la verdure »
Le 15 janvier, « quelques mots pour vous donner un peu de mes nouvelles, qui sont très bonnes, j'ai mon affectation, je me retrouve à la B.C.S., Batterie de Commandement et de Service, comme magasinier transmission, mais comme ils sont déjà deux je donne un coup de main à l'armurier et au magasin d'habillement […] je suis mieux logé, à 15, dans une belle piaule avec vue sur la mer et sur la ville […] la nourriture est bonne, meilleure encore qu'à Châlons, et très propre, mais les corvées tombent assez drues, corvée de soupe, de réfectoire, de couloir, de bureau, comme des bleus ! ».
Quelques jours plus tard, papy a rencontré quelques têtes connues dans le civil « Jimmy Denis, un Govard, un Lavogiez » « Demain, je vais à l'instruction de nouveau, car depuis hier je suis affecté au mortier, comme artificier, alors il faut que j'apprenne les fusées, ici fini la radio, car je ne connais pas le morse, et au Maroc tout marche en graphie, la phonie est inconnue […] et les mortiers c'est vraiment la planque, une heure d'instruction le matin, autant l'après-midi, et voilà la journée finie, et si je partais en Algérie c'est l'équipe mortier la plus en sécurité, tu dois le savoir toi hein grand-père, les mortiers sont en arrière. Je vous envoie quelques vues de Casa, vous voyez que c'est une belle ville, et je ne regrette pas d'être ici, pour mon service j'espérais voir du pays, et bien je suis servi, l'Allemagne, la France et maintenant le Maroc, je n'en verrai plus autant ».
"Souvenir de Casablanca, janvier 1958"
Le 22 janvier, déjà du mouvement « j'ai une grande nouvelle à vous annoncer, j'espère qu'elle vous laissera aussi indifférents que moi, le régiment quitte le Maroc le 1er février, j'ai appris cela hier matin, nous embarquons sur l'Atlas II le 2, et de là nous allons à Bône, après re-chemin de fer et destination la ville de Touggourt dans le sud algérien, d'après les gars venus nous chercher là-bas c'est la vraie planque, on monte la garde deux fois par semaine, et entre deux repos complet, nous allons garder une usine de produits chimiques dérivés du pétrole et le secteur est très calme […] vous voyez que je vais encore en voir du pays hein ! ».
Le 25 janvier, « je suis allé à Médiouna, au tir au mortier de 81 où je suis artificier, ça me plaît beaucoup, je suis chargé de mettre la charge correspondante à la distance de tir, c'est très facile, j'obtiens ça avec un petit calcul, vous savez chers parents je vais devenir fort en calcul mental ! Et mon boulot se termine par la mise en place de la fusée, et aussi quand on tire avec des obus à court-retard je règle le retard du coup, c'est très intéressant, après je passe l'obus au pourvoyeur qui lui le passe au chargeur et en voiture ! » La semaine suivante, après avoir tiré 120 obus « le soir nous étions tous à moitié sourds, vous êtes des fameux artilleurs nous a dit notre lieutenant ».
Est-ce que papy est à nouveau chanceux ? Je le pense bien ! « Je n'ai pas encore monté la garde alors que tous mes copains de Châlons l'ont montée déjà trois, et même quatre fois, l'explication de ça c'est qu'ils ont oublié mon nom sur la liste de garde ! Et je ne dis rien... ». Néanmoins ses parents n'ont pas l'air très heureux « je vois que ma nouvelle de départ ne vous enchante pas, mais surtout ne vous faites pas de bile » « Tu sais maman tu me parles toujours de Châlons et bien moi je ne le regrette pas Châlons et je suis bien content d'être venu ici, et maintenant de partir dans le sud, à choisir j'aime mieux partir à Touggourt que de revenir à Châlons. »
Le départ est repoussé à plusieurs reprises « ce matin encore on se crevait à charger les camions et puis au rassemblement de 2h tout était changé, on ne partait plus le 7, et on a commencé de décharger pour avoir les camions libres ! Du vrai cirque, […] même le colonel y perd son latin ». Le trajet aussi bouge « tout le monde part par le train, un beau petit voyage en perspective ». Du coup, un peu de temps supplémentaire pour voir la ville de Casablanca (avec beaucoup de cartes postales), et autres activités : « je m'étais fait couper les tifs à la Marlon Brando ».
Avec Jimmy Denis, direction l'Algérie
Le 13 février 1958, papy écrit d'Oujda, le 16 février « presque à Setif […] je suis passé par Blida, maison cané, Alger, Palestro et j'ai traversé tout l'Aurès et il y en a des troufions ! Dans les villes traversées tous les civils nous font de grands gestes, ils ont l'air content de nous voir ! Mais tout a l'air tranquille, et on ne peut pas se faire une idée que dans des coins ça barde, car tout a l'air paisible et calme ». Le lendemain, c'est à Philippeville que le voyage s'achève « nous sommes là pour une dizaine de jours car il va falloir récupérer le matériel embarqué par bateau […] ce matin tu sais cher grand-père je suis passé à Constantine et j'ai pensé à toi, et vraiment c'est un beau pays que l'Algérie, et je ne regrette pas d'y être ». Deux semaines passées dans une caserne à 100 mètres de la mer, à décharger un bateau, puis c'est reparti en train, arrivé à Tebessa le 3 mars. Et, finalement, le 5 mars, en direct du Kouif ! « je suis dans un bled entre Tebessa et Touggourt, et ma batterie garde une mine de phosphate […] j'ai encore une fois eu du pot car […] nous gardons le village européen, les ingénieurs et spécialistes qui sont Français, Italiens et surtout Espagnols […] les Européens ils sont contents de nous voir et vous verriez tous les gosses qui nous entourent !! Je me rappelle moi-même avec les boches ! »
C'est le moment où je fais un point géographie, avec une carte du trajet de papy depuis Marseille, jusqu'au Kouif, à la frontière de la Tunisie, en passant par le Maroc... un sacré périple ! (cliquez sur l'image pour mieux voir).
Concernant le travail, « à part mes deux heures de garde sur 24 h je ne fais rien, je bricole ou je joue aux cartes, et le régiment nous a apporté des jeux de société, « bidets » ; dames, jacquet et jeux de boules ! Nous sommes comme des rois […] comme secteur il est très calme, les gars qu'on a relevés étaient là depuis un an, et ils n'ont jamais rien vu, le plus pire ennemi c'est l'ennui disent-ils ». Quelques jours plus tard « si ça continue c'est pas ici que je dérouillerai mon flingue, on ne voit jamais rien ». L'explication est peut-être à trouver dans la lettre du 7 mai « d'après un ingénieur, la mine leur verse deux millions par an pour avoir la paix ! Et vous savez c'est très possible moi je le crois volontiers. » Quelques jours plus tard, il se corrige « et bien il y a erreur, c'est tous les mois... »
Concernant les nouvelles de la famille qu'il reçoit ce n'est sans doute pas toujours très joyeux ; ainsi « je vois que les frangines ne sont pas « aidées » non plus, ce sont des tristes sires mes « beaux » on peut les foutre dans le même sac, et hop à l'eau. » Le 14 mai « elle m'a appris que Monique était à l'hôpital ». Fin septembre, « alors ce pauvre oncle Winoc est mort, encore un que plus jamais je ne reverrai, depuis que j'ai l'uniforme il y a déjà pas mal de gens qui sont morts ».
En mai, il parle de « la communion à Michel », il envoie une carte de bonne fête à sa mère qui, de son côté, pense toujours au salut de papy « Oui maman, il y a une église et un curé, et comme à Houlle il y a messe à 8h et 11h […] et il y a une mosquée à 300 m de chez nous et tous les jours on entend « leur curé » qui du haut du minaret braille je ne sais quoi !"
Il reçoit aussi des consignes de l'armée, « je suis bien tous les conseils qu'on me donne, pas de tête nue au soleil, ni de boissons alcoolisées ».
Et, une photo, avec cette légende « souvenirs d'une mémorable cuite »...
Mais c'est surtout de la France que les nouvelles arrivent en cette année essentielle qu'est 1958. Ainsi, en mars, « d'après les journaux c'est plus calme ici que dans certains coins de France ! […] si ça continue on va revenir en France comme maintien de l'ordre ! » Le 30 avril « il y a de grandes chances que le nouveau gouvernement vote au moins 3 mois en plus avec la situation actuelle », confirmé le 4 mai, « on va sûrement faire 27 mois […] tout ça c'est de la faute à tous ces saligauds du gouvernement », le 14 mai « il paraît que le gouvernement a décidé de maintenir la 1-B « durée illimitée » faut pas qui pousse les pépéres hein […] des types bien « renseignés » prononcent même le nom de..... de Gaulle, vous vous rendez compte ! Le grand Charles au pouvoir !». Pour le coup, papy est dans le vrai, car le putsch d'Alger a débuté la veille (l'armée prend le pouvoir en Algérie!), et de Gaulle est rappelé de sa retraite (enfin, il s'est montré très disponible!). Dans son PS, il écrit « si de Gaulle vient au pouvoir je compte à peu près 999 au jus !!! ». Le 18 mai, « quelques mots pour vous dire que tout va bien, malgré tout ce gros bordel avec le nouveau gouvernement, comme vous le savez sans doute, en Algérie nous dépendons que de notre chef : le général Salan […] il fallait que ça arrive, car tout général ou colonel qu'ils sont, ils commencent à en avoir marre de voir leurs petits gars se faire buter pour rien, et tous ses salauds du gouvernement qui ne font rien, il est temps qu'ils trouvent un remède pour voir finir cette putain d'Algérie ».
Parfois je ris bêtement en lisant certaines lettres, ainsi, le 15 avril 1958 « je vois que le ménage à François Hollande va de pire en pire ».... non, je ne pense pas que ce soit le même ! Le 20 avril « la semaine prochaine ça sera du lapin au menu car des voisins en ont oublié une dizaine au parc la nuit dernière, et naturellement ce matin il en manque un, le plus gros....... c'est peut-être pas bien mais pour améliorer l'ordinaire il faut bien se démerder hein ! ». En parlant animal « il y a pas mal de scorpions, sous chaque pierre, et des vipères et serpents de plusieurs sortes, ainsi que des lézards assez gros […] toutes les nuits nous avons un « concert » donné par les chacals ! Vous savez ça gueule un peu aussi ces bêtes là ». Le 10 juin « d'après les copains je grossis comme une vache ! »
Il écrit parfois quelques mots d'arabe pour son père mais « je ne garantis pas l'orthographe [… et] à la quille on pourra peut-être comploter tous les deux sans que maman ne comprenne rien ». « Je leur dis « ZOB » à tous !! »
Comment sont les rapports avec la population locale ? Pas mauvais à première vue, comme lors de la fin du ramadan « des voisins musulmans nous ont offert le dessert, des beignets, un gâteau à la semoule, avec du miel et une pâte fruitée à l'intérieur, des dattes et des bonbons, vous voyez que nous sommes bien vus ». Quelques semaines plus tard, « je vous envoie une photo, je suis sur le devant du poste avec un copain et des petits voisins musulmans qui nous connaissent très bien, ils sont toujours sur nos « talons » le jour que nous avons les pluches, s'il n'y a pas d'école ils travaillent comme des bons !!! ». Début juillet « nous sommes mieux avec les arabes qu'avec les Européens car tous les soi-disant Français du Kouif m'ont l'air d'être des beaux sa..... ! […] vous savez, c'est pas étonnant que des types se révoltent, un mineur de fond, à 10h de boulot par jour gagne au bout du mois.... 20 000 francs pour le boulot qu'ils font c'est dégueulasse, non, à la quille, je ne serai pas d'accord avec les ex colons ».
Toutefois, le 30 avril, mon grand-père évoque des scènes un peu dérangeantes, « toutes ces primes là sont pour les rempilés, les flics et C.R.S., et en général ces derniers on les voit que rarement et ils jouent les gros durs, l'autre jour ils ont cassé la g----- à un jeune arabe, pour quoi ? Il avait tout simplement volé un paquet de cigarettes au débit de tabac, le pauvre gars (13 à 14 ans) n'a pas pu se relever tout seul ! Pour ces coups là ils sont bons, mais le jour où ça pète dans un coin on ne les voit pas aller […] ici c'est comme ça tout ce qu'on peut piquer on le pique, et vous savez chers parents les copains qui vont en opération et qui fouillent les mechtas en ramassent ! Tabac, œufs, bricoles... et parfois du fric.... tout y passe, le tout c'est de pas se faire piquer par « les grands chefs »».
Le 21 mai 1958, « il m'est arrivé un drôle de tour ! J'étais de garde à l'entrée du village quand j'ai entendu pleurer dans une maison et ça gueulait, surtout les femmes qui hurlaient […] et voilà que je tombe sur un..... macchabée, tout frais, il venait juste d'avaler son bulletin de naissance ! »
Le 13 juin, « je regrette de ne pas être.... marié ! Car ceux de ma classe qui y sont partent en permission à la fin du moi, mais nous les « célibats » on fait de nouveau tintin ! ». A partir de ce moment là le mot quille apparaît très souvent, sans trop savoir quand sera la fin du service en raison des changements de gouvernement. Fin juin, deux fellagas se rendent « je l'ai vu arriver, les deux mains sur la tête, le fusil en bandoulière, il s'est arrêté aux barbelés, et a levé les bras, j'avais envie de le tuer, et puis dans les jumelles il m'a paru jeune (il a 17 ans!) […] il a fallu que deux patates viennent se faire constituer prisonniers pour que je vois des félousses en chair en en os ! Ils sont comme nous, depuis les chaussures jusqu'au chapeau ! Le même équipement !! ».
Le 2 juillet, je retrouve dans sa lettre un « PS : ci-joint, des tracts de propagande..... » avec un bulletin « toutes les nations du monde libre approuvent et soutiennent le général de Gaulle », ainsi qu'une grande photo et le message du général de Gaulle à Alger. A côté du paragraphe sur l'armée « qui n'en a pas moins accompli, ici, une œuvre magnifique de compréhension et de pacification », papy a écrit « ! » et « ? ».
La météo est à la base de toutes les lettres, notamment le siroco « très chaud, c'est le vent qui est brûlant […] on dit que les arabes sont fainéants mais vous savez c'est pas étonnant car dans cette chaleur on n'a pas grand courage ».
Le 20 juillet, « comme vous l'avez sans doute appris par les journaux (il paraît qu'ils en ont fait un plat) mon régiment a accroché sec à 18km du Kouif, mais rassurez-vous je n'étais pas là, j'ai su ça le midi, c'est un groupe de reconnaissance qui est tombé sur une bande importante, il y a eu deux morts de chez nous « 1ère Batterie » il paraît que les journaux français ont exagéré question perte chez nous, la vérité c'est 6 morts et 15 blessés côté 39 de la 1ère et 3ème Batterie, […] les rebelles d'après le bilan officiel ont perdu plus de 100 mecs, deux postes tunisiens qui nous tapaient sur la gu---- ont été foutus en l'air par l'aviation, nous avons au P.C. un trophée, un drapeau tunisien ! Notre batterie a déclenché un premier tir, mais on était trop loin (nous avons blessé des copains avec un tir trop court) […] mais les autres … !! sur 200 pélots […] où les salauds étaient réfugiés, il paraît que notre tir les a hachés, il y avait un tas de cadavres, ils n'ont jamais cru que l'artillerie allait tirer en Tunisie, notre pitaine nous a réunis le soir, et nous a félicités, il en pleurait le vieux ».
Le journal le Monde évoque en effet l'incident « De violents combats se sont engagés; des renforts ont été envoyés sur place et l'aviation est intervenue à plusieurs reprises. [...] Les informations selon lesquelles nous aurions eu dix tués ne sont pas officiellement confirmées, et, d'Alger, une dépêche de l'agence France-Presse assurait même jeudi en fin de matinée que nos pertes, " peu élevées ", étaient inférieures à ce chiffre. D'après les renseignements diffusés par le porte-parole de la Xe région militaire à Alger, c'est à partir du territoire tunisien, au nord du Kouif, qu'une forte bande du F.L.N. a attaqué et pris sous un feu d'armes automatiques et de mortiers deux unités françaises patrouillant le long de la frontières. Les autorités tunisiennes ont assuré pour leur part que les combats s'étaient déroulés en territoire algérien ».
La période devient tendue, le 31 juillet « à une vingtaine de bornes d'ici ça pète à nouveau depuis ce matin à 10h, mais aujourd'hui il y a du monde, plus de 1 000 soldats sont là et ils ont accroché près de la frontière, l'aviation est de la partie, des bombardiers et chasseurs, je crois que les felousses en prennent plein leur gu---- […] j'ai eu à choisir, ou la position de batterie comme chargeur (sous la tente, pas beaucoup de garde, mais être appelé en opération avec nos 105) ou le poste comme depuis que je suis ici, et j'ai choisi..... le poste au moins je suis à l'ombre, j'aime bien l'artillerie mais ici il fait trop chaud, et puis.... avec ces cons de « bicots » on ne sait jamais, ici, s'ils viennent, ça serait plutôt étonnant car ils ont deux postes à passer avant nous!
Quelques jours plus tard « j'ai bien cru attraper 15 jours de tôle pour un de ses fumiers de felousses.... défunt, un arabe avait trouvé un macchabée près de sa mechtas, il a prévenu les gradés, comme de bien entendu c'est la B.C.S. qui a eu la corvée, j'en étais, le gars était assez « faisandé » avec la chaleur on ne voulait pas creuser, alors on a eu une idée de génie.... on l'a incinéré à l'essence ! Mais ça n'a pas plu au commandant. Enfin, tout s'est arrangé mais le prochain coup un autre ira ! Mais c'est le deuxième, deux jours avant c'était un vieux […] je suis pas fossoyeur de métier moi !! »
« Le 1er août je suis passé...... bricart [c'est à dire brigadier] et je ne le savais pas ! Ça va me rapporter deux mille ballades de plus par mois, c'est toujours ça hein !!! ». La tête est toutefois à la quille, comme quand « Péron se marie ! Si ça continue il ne va pas rester grande jeunesse au pays à la quille, ils vont pas m'en laisser une ces vaches là ».
En France, les sabotages et attentats se succèdent (25 en région parisienne entre août et septembre 1958), « ils sont en France tous les felousses ! », « ça barde plus en France qu'ici ». Le 28 septembre, c'est le référendum pour la mise en place de la Vème République « enfin pour moi je crois que votez oui, votez non on sera toujours les cons !! »
Le 1er octobre, « quelques mots pour vous donner un peu de mes nouvelles, j'en ai une grande à vous annoncer car je vous écris de l'infirmerie où je suis depuis lundi après-midi car j'ai attrapé la jaunisse !! ici on est à 7 dans une piaule tous plus jaunes les uns que les autres, ordinairement on devrait être hospitalisés à Constantine mais l'hosto est déjà plein de « jaunes » et il n'y a plus de place […] je suis bien content d'être ici car c'est fini les opérations et la garde pour un bon moment ». 5 jours plus tard avec « mon teint de citron pressé ! […] depuis longtemps je n'ai pas été aussi heureux et tranquille, personne ne vient m'em........ ». Sa période d’hôpital dure quatre semaines, jusqu'au 28 octobre « heureux comme un prince ». Surtout, une période de convalescence doit suivre, et le 3 novembre « on vient de me prévenir que j'embarque le 6 ou le 8 pour la France, je quitte la Kouif demain matin à destination de Bone, je pars pour 29 jours, c'est pas dégueulasse ! ».
S'en suit un retour à Houlle avant d'avoir une nouvelle lettre datée du 7 décembre, en provenance de l'infirmerie d'Arras, après que « la route m'a paru assez courte, une ambulance comme ça elle a vite fait le trajet, 100-120 à l'heure je vous prie de croire que ça fonce ! ». Le 11 décembre il est à Amiens, et papy se retrouve affecté à un centre d'instruction, au 406ème « je vais avoir la planque parait-il ». Et pour cause, c'est le retour des permissions, notamment à Noël. Et « toujours le même boulot........ je ne fais rien ! ». Papy se retrouve les deux mains bandées à cause de verrues mi-janvier, et voici sa dernière lettre, datée du 29 janvier « 7 au jus ! ».
Finalement, son Algérie est étonnante à suivre : un jour il a envie d'action, et le lendemain il se souvient de la chance qu'il a d'être tranquille. Un jour il peste contre les fellagas, le lendemain il comprend leur révolte.
De mon côté j'avoue que je me suis régalé de ses lettres. Mon grand-père écrit bien, bien plus lisible que moi en tout cas, avec un langage fleuri ! Et j'ai l'impression de l'avoir eu à côté de moi pour me raconter son Algérie alors qu'il n'est plus.
Qu'en reste-t-il aujourd'hui, en plus de ses lettres ? Quelques médailles qui décorent un carton. J'ai aussi d'autres lettres, qu'il a envoyées à ma grand-mère, au moment où ils commencent à se côtoyer. Mais c'est une autre histoire.
Allez, je vous laisse avec les derniers mots de la dernière lettre : « Quelle belle vie hein ! Dommage que c'est bientôt fini.... ! La quille bordel ! Bons baisers à tous deux ».
"à ma petite Thérèse, 28 décembre 1958"